Les échos d’un commercial à Grenoble de 1956-1967.

Suite des épisodes précédents de José Bourboulon.

. L’INDUSTRIE DE LA CHAUSSURE ( 8° épisode ).

Je vous ai déjà raconté mes démêlés avec l’industrie de la confection féminine (LOU, Valisère et Hélios). Avec la chaussure c’était aussi sportif, mais dans un autre genre.

1. Je commence par un très mauvais souvenir, les CHAUSSURES PELLET à Vienne (Isère), près de Lyon. C’était un client IBM, mais un client IBM sympathique, c’est-à-dire avec lequel j’avais un bon contact, à tous les niveaux. En haut, le patron c’était Armand Pellet, que je voyais de loin en loin dans son grand bureau. En dessous ou à côté, c’était Henri Pellet, probablement frère d’Armand plutôt que son fils, que je ne voyais lui non plus pas souvent, sans doute parce que je n’en avais pas besoin. Ma cible, c’était Jean-Pierre Pellet, fils de l’un des deux autres, curieux de nature et très ouvert. Je me rappelle être monté plusieurs années plus tard dans un avion Paris Lyon avec lui, il revenait de chez Philips en Hollande où il avait été invité par le " directeur régional " de Philips à Lyon, Jacques Berthelot, lequel n’avait eu que 24 heures de retard au rendez-vous fixé à Eindhoven, et il avait quand même commandé un ordinateur Philips…Ceci pour dire qu’il aurait très bien pu m’avoir commandé, tout IBM qu’il était, le Gamma ET qu’après une belle étude de lancement-ordonnancement (et dans la chaussure c’est encore plus compliqué que dans la confection !), je lui avais proposée. Comme il s’agissait d’un Gamma ET et pas d’un Gamma 10, ce devait être au tout début des années 1960. J’étais assez fier de mon étude et de ma proposition, en face IBM proposait un 1401 à cartes, sans doute un 1401 G.

Mais voilà, j’ai voulu trop en faire, et tout de travers. Pellet avait un de ces néfastes ingénieurs conseil en organisation (aujourd’hui on dirait un " consultant " alors qu’il est plutôt " consulté ") que je n’appréciais pas du tout, et j’ai voulu le mettre de mon côté. Il venait chez Pellet deux jours par mois, il s’appelait Joanny Bravard, frère de Lucien Bravard ; ils faisaient tous deux le même métier, tous deux à Lyon, mais chacun pour son compte. Je prends donc rendez-vous à Vienne avec Joanny, et je viens lui expliquer ma solution ; tout se passe bien jusqu’au moment où je me mets stupidement à lui expliquer pourquoi j’ai éprouvé le besoin de lui en parler, et je sors cette phrase horrible " parce qu’on a toujours besoin… ", je voulais dire " de l’avis d’une personne telle que vous ", ou quelque chose comme ça. Mais à ce moment-là je réalise qu’il est un vrai Quasimodo, il m’arrivait à peine à la poitrine, il se prenait très au sérieux, et il roulait des yeux terribles. J’ai tout à coup eu tellement honte que je suis parti en courant, sans même fermer la porte et je ne suis jamais retourné chez Pellet, du moins du temps de Bull. J’étais seul, et sans doute n’aurais-je pas fait cette gaffe si nous avions été deux, surtout si l’autre avait été Kampf. J’ai mis plus de dix ans avant d’oser raconter pourquoi Pellet n’était pas un client Bull !

2. Dès que j’ai eu la Drôme dans mon territoire, j’ai continué la prospection commencée par les Lyonnais, peut-être Henri Monin, mais plus sûrement Yannick Geffray. C’était une chasse gardée IBM, avec Séducta bien sûr, mais aussi Fénestrier (marque UNIC) et plusieurs clients du Service-Bureau IBM de Grenoble. Le commercial IBM que j’avais en face de moi s’appelait Astic, je connaissais bien sa voiture, une Simca Aronde verte dont le numéro minéralogique était " 420 " puis deux lettres puis " 38", vous allez comprendre pourquoi je l’ai retenu ; en revanche je ne rencontrais jamais mon homologue chef de secteur IBM, le comte Christian de Fleurieu, homme de très haute taille à l’éducation parfaite et à l’agressivité commerciale assez faible. Les sociétés de travail à façon Bull de la région ne mettaient pas les pieds dans la Drôme, ni l’IMSAC de Saint-Etienne, ni Comptabilités-Statistiques de Lyon, encore moins Stateco de Grenoble. Il n’y avait d’actif que le S.B. IBM de Grenoble. A force d’y aller j’ai fini par y être un peu connu, mais c’était toujours non.

3. Alors, j’ai commencé tout petit et tout simple, avec CLEAL à Saint-Donat sur l’Herbasse, grâce à la T.A.S. : j’ai déjà parlé à propos de LOU de l’avantage stratégique de la T.A.S. et du splittage trois par trois de ses roues de totalisateurs et de ses alternatifs, qui permettait de faire des additions horizontales : 10 paires + 12 paires + 9 paires, etc…= N paires. Il n’y avait plus qu’à faire la multiplication de N par le prix unitaire pour avoir le total par ligne, puis l’addition verticale des totaux par ligne, puis l’addition des ports et des emballages, puis enfin le calcul de la TVA, et la facture était prête. J’étais d’autant plus intarissable sur le sujet qu’IBM, avec sa malheureuse tabulatrice 420 (cf la Simca d’Astic !), était bien incapable d’y arriver ; je ne me rappelle d’ailleurs plus ce qu’ils pouvaient raconter. Séducta n’était pas un bon exemple pour IBM, car ils avaient une 421, autrement plus puissante, du style de notre B.S. 120, et aussi beaucoup plus chère que la 420.

Donc j’ai traité (1961 ou 62, mais n’était-ce pas là un abandonné de la série IBM 3000 ?) avec Henri Montclus, PDG et propriétaire de Cléal, qui fabriquait des chaussures pour enfants de marque Patachou, avec de jolies boîtes en métal où figurait un lapin tapant sur un tambour. Je crois en plus que Montclus avait acheté son équipement, ce qu’il n’aurait pas pu avec IBM qui ne faisait que de la location. Il y avait deux Pelerod (poinçonneuses alphanumériques), une Vin (vérifieuse numérique), une trieuse D3, une T.A.S. avec sa P.C. (poinçonneuse connectée) et une traductrice. Pas d’interclasseuse. C’était la plus petite des installations, pour la plus petite des entreprises de chaussure de la Drôme, mais qui ne voulait à aucun prix de Service-Bureau. Je ne me souviens plus qui en avait fait le démarrage, peut-être Paul Gojon depuis Grenoble, car André Courbez ne devait pas encore être arrivé à Valence. Il n’y avait pas de " chef de service ", juste un opérateur, et c’est Montclus lui-même qui faisait tout le travail d’étude et de mise au point qu’assurait d’habitude un chef de service mécanographique. Et ça a fonctionné comme ça, et bien fonctionné, probablement jusqu’à la disparition de l’entreprise, je ne sais plus en quelle année.

4. A cette époque je suis tombé aussi sur CLERGET à La Tour du Pin, dans le nord de l’Isère. Je ne me rappelle presque rien de cette affaire, sauf que c’est une des très rares affaires, peut-être la seule, que j’aie traitée et démarrée sans jamais avoir vu un patron : j’avais en face de moi un nommé monsieur Baillaud, " organisateur " ou quelque chose comme ça, hors hiérarchie mais de la maison, pas un " consultant ", qui a choisi lui-même Bourboulon et Bull pendant des vacances d’été en je ne sais plus quelle année. D’ailleurs cette industrie prenait toujours ses vacances en juillet, probablement pour préparer en août le départ des représentants en septembre.

5. Et puis, et puis…Séducta, la belle et grosse affaire. Séducta, alias " CHAUSSURES CHARLES JOURDAN ", était LE client IBM de la chaussure. Il y avait trois patrons, le père et les deux fils Jourdan (on parlait peut-être d’un troisième fils, je ne me souviens pas). Le père, très âgé, prénommé Charles forcément, ne dirigeait plus, disait-on, que le magasin de détail installé dans l’usine et où ces dames d’IBM Grenoble venaient faire leurs achats, en même temps que bien d’autres évidemment. Roland Jourdan était l’homme de l’extérieur, le commercial, celui qui dirigeait l’expansion géographique de la société, ainsi que les stylistes.

Mais c’était à René Jourdan que moi j’avais affaire, Monsieur René qui dirigeait toute l’administration et peut-être la fabrication. Il y avait un chef de service mécanographique insignifiant, dont j’ai oublié le nom, et qui a disparu de ma vue au moment stratégique, remplacé par un battant mis en place par IBM et venant de la région parisienne, Fernand Dolisy.

Alors le Gamma 10 est apparu, et j’ai commencé à harceler René Jourdan dont l’équipement IBM était trop juste. L’un des gros problèmes était la relecture des tickets de fabrication, édités en tabulatrice mais repris en saisie manuelle au retour des ateliers.

C’étaient des bouts de papier genre grande carte de visite que les ouvrières détachaient à chaque opération de la planche sortie de la tabulatrice, et j’ai travaillé sur les " cartes à volets ", déjà un peu utilisées dans la distribution, mais d’un maniement très mal commode ; et sur chaque carte on n’aurait pu faire tenir que deux ou trois tickets, et encore, alors que le processus comprenait de 120 à 150 opérations. Et la lecture de ces bouts de cartes en Gamma 10 n’était pas du tout assurée.

Ci-dessus l’affiche créée à l’occasion de l’introduction en bourse de Cap Gemini Sogeti en 1985, et placardée alors sur tous les kiosques de Paris, où l’on voit les trois protagonistes de l’affaire Séducta ; c’est José Bourboulon et Fernand Dolisy qui brandissent cette affiche dans les années 1990, et la photo est prise par Pierre Cohet, un des premiers clients drômois de SOGETI (7 ou 8.000 francs de conseil !). Cette photo, jamais publiée ni montrée à personne est la seule en ma possession avec les trois personnages.

Je crois bien que c’est Louis Artru, frère de mon chef Laurent Artru et chargé chez Bull de la promotion du caractère CMC 7, qui a eu l’idée d’utiliser celui-ci pour assurer la reprise automatique des opérations de fabrication. Il a fallu beaucoup de temps et d’essais pour arriver à une solution vraiment opérationnelle, mais les gens de Paris, qui en général ne faisaient rien de bon, ont sorti cette fois un remarquable résultat. Mais René Jourdan, qui commençait à se lasser, m’annonce finalement qu’il reste avec IBM, et qu’il va commander un ordinateur, sans doute un 1401 à cartes. Il paraît alors, d’après mon ami Dolisy qui me l’a raconté plusieurs fois, que j’aurais attrapé René Jourdan à deux mains par le col de sa veste, et que je l’aurais convaincu avec vivacité de n’en rien faire. Résultat, il a commandé mon Gamma 10 CMC 7, qui a été livré, je crois, en 1963. J’aurais bien aimé vous livrer des documents de cette époque, y compris un de ces fameux tickets de fabrication, mais personne n’a rien gardé : ni Dolisy, ni Séducta à qui je l’ai demandé mais qui n’a rien conservé d’antérieur à 1980.

Ensuite c’est Kampf qui a pris complètement la main pour le démarrage, et qui s’est pris d’amitié définitivement avec toute la famille Dolisy. Ledit démarrage a été fait par André Courbez, qui a bien voulu écrire à ce sujet un article pour FEB Actualités, mais qui n’a pas voulu me préciser s’il était alors AT 2 ou AT 3, c’est-à-dire agent technique 2° ou 3° échelon.

Avant de lui passer la plume, je voudrais ajouter une anecdote et une conclusion.

L’anecdote, c’est qu’un peu plus tard, un ingénieur commercial IBM était en pourparlers avec une entreprise de chaussure de Rosporden, petite ville qui se trouve en Bretagne (Finistère). Sans se renseigner ni l’accompagner, il lui a parlé de Séducta, belle référence IBM, et l’a envoyé tout seul pour visiter. La délégation est tombée sur le Gamma 10 et sur Bull, et la légende raconte que cette entreprise a commandé à son tour un Gamma 10.

La conclusion, c’est raison de la fin du CMC 7 : ce n’est pas le coût ni la difficulté d’emploi des rubans d’impression CMC 7 qui a mis fin à la lecture magnétique des tickets de fabrication, car " Jourdan Informatique ", créée un peu plus tard, a conservé le Gamma 10 et a fait à façon de l’impression de chèques CMC 7. Mais Jourdan a continué à innover et s’est lancée vers 1970, grâce à Fernand Dolisy et à Jacques Lagoutte qui y a consacré beaucoup de temps, dans le " téléprocessing " avec un GE 120 et plein de terminaux. Le CMC 7 a alors été remplacé par de la lecture optique avec un énorme appareil. Mais je n’étais plus chez Bull et Kampf non plus, et il faudra quelqu’un d’autre pour vous raconter ça.

José Bourboulon.

 

LE CMC7 (Caractère Magnétique Codé 7 bâtonnets)

par André COURBEZ

Nous sommes en 1962, lorsque Philippe DREYFUS propose le néologisme "INFORMATIQUE" qui remplace le bien nommé "Data Processing" : ce phénomène Traitement des Données, pour lequel il y aura tant d'efforts, de produits éphémères : IPC (introducteurs positionneurs de comptes), tambours magnétiques, feuillets magnétiques…mais aussi de systèmes durables : le CMC7 a 40 ans mais figure encore, par exemple, au bas de nos chèques bancaires.

Le traitement des données, c'est d'abord la saisie, puis la mémorisation en vue des calculs.

Lorsque l'on passe à la caisse du supermarché ou de l'autoroute, même en faisant abstraction des multiples systèmes de télétraitement mis en œuvre, on n'imagine pas le nombre de procédures de saisie effectuées : code barres des produits, cartes à pistes ou à puces, lecteurs vidéos anti-fraudes, détections de passage, et…lecteurs post marqueurs de chèques où le CMC7 est utilisé. N'oublions pas les opératrices qui veillent à tous ces systèmes et utilisent ces vieux claviers AZERTY ou QWERTY indétrônables depuis la machine à écrire et dont nos micros ne savent pas encore se passer.

Permettez-moi une pensée pour les perfos vérifs d'antan, qui faisaient jusque 250 trous à la minute (dans les cartes perforées). La saisie manuelle sur des claviers existe encore aujourd'hui.

 

Le CMC7, un des premiers systèmes de saisie optique :

Doc.:Dictionnaire de l'informatique, LAROUSSE.

Lorsque ce caractère fut créé à la Cie des Machines Bull, nul ne prévoyait son succès : deux jeux de caractères magnétiques ont été normalisés par l'ISO en 1962 : le CMC7 en France et dans quelques pays d'Europe, le E 13 B aux Etats-Unis.

Cette invention du CMC7 correspondait à un double souhait :

C'est cette dernière observation qui favorisa me semble-t-il le CMC7 par rapport à l'E13B ou à d'autres systèmes de lecture optique.

Article de André COURBEZ.

 

Le CMC7 chez JOURDAN à ROMANS

Le Processus

La Société Charles JOURDAN, SEDUCTA à l'époque, manufacture de chaussures à ROMANS, envisageait de "mécaniser" (comme mécanographie) sa gestion de production : l'utilisation du CMC7 est alors apparue comme un bon compromis; pourquoi?

Produit de luxe, la chaussure JOURDAN se fabrique "à la main". Pensez donc : il faut 100 à 120 opérations pour réaliser une paire et chaque opération : choix de la peausserie, découpe selon le patronage, coutures, fournitures, etc. exige une activité individuelle. En résumé, quel était le contrôle logique du processus?

Il commence par la création des modèles et la définition des gammes de fabrication, saisies sur cartes perforées;( pour peu de temps encore, les fichiers permanents sont enregistrés sur cartes classées dans des bacs d'extraction manuelle); les mémoires sur disques arriveront bientôt et remplaceront avantageusement ces fichiers.

Une fois la collection réalisée, les représentants partent prendre les commandes chez les chausseurs de l'hexagone.

Ces commandes, triées et validées, sont lancées en production par petits lots de 8 à 10 paires. Nous y voilà avec la gestion CMC7 :

Les documents qui accompagnaient chaque bac de fabrication comprenaient :

Deux temps dans l'utilisation du CMC7 :

C'est la même suite logique que l'on trouve aujourd'hui avec le chèque bancaire : le pré marquage définit l'identité du compte ou du remettant, le post marquage valide le débit.

Le pourquoi et le comment :

On conçoit l'intérêt d'une telle automatisation dans le contexte technique qu'on appelait encore la mécanographie, mais avec les outils de l'époque ce n'était pas simple. Des outils de lecture optique existaient déjà, notamment par marques sur cartes perforées (les photos-lecteurs), mais la nouveauté du CMC7 était bien la reconnaissance directe de caractères, preuve en est que, même avec les procédures d'aujourd'hui: le code-barres, plus récent et le CMC7, tous deux codes à bâtonnets demeurent des outils opérationnels. Le code-barre récent utilise une lecture par infra-rouges, le CMC7, une lecture magnétique.

En 1962, connectés au Gamma 10, ordinateur à cartes perforées, deux périphériques géraient le processus CMC7 :

On savait que le projet d'utilisation bancaire existait, mais, pour lors, il n'existait que deux applications : à Bâle, je crois ,dans une entreprise de transports et à Romans chez SEDUCTA.

Les deux "metteurs en route" que nous étions sur chaque site travaillaient sur les prototypes LD1 1 et LD1 2 et la petite histoire se souvient des péripéties qu'il fallut traverser pour satisfaire le client. (Fernand DOLISY s'en souvient aussi sûrement ! ).

Même si le Gamma 10 allait bientôt céder la place au Gamma 130 à disques magnétiques, cette application fut présentée au SICOB ; elle excitait la curiosité des Japonais qui photographiaient tout ce qu'ils pouvaient saisir, faisaient ouvrir les carters des machines etc.

Quarante ans plus tard, le CMC7 est toujours utilisé ; il a ouvert la voie à la lecture optique, même si de nos jours d'autres systèmes de saisie : Détecteurs à infra-rouges pour les codes barres, procédés optroniques pour l'OCR (optical character recognition) ont multiplié les possibilités.

Et, ce n'est pas le moindre intérêt, il nous laisse tant de souvenirs…

"Memories! memories!"

André COURBEZ.

 

Voir cette Illustration par des photos aimablement transmises par JOURDAN INDUSTRIES

Mannequins présentant les chaussures Jourdan (1960/1961).

Machines de confection de la chaussure chez Jourdan (1960/1961).

Atelier Jourdan : confection de la chaussure (1960/1961).

 

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