Extraits et conclusion d'une conférence prononcée par Louis Couffignal au Comité National de l'Organisation Française en 1942 décrivant sa conception des possibilités de ce qui sera -au moins 15 ans plus tard- l'informatique. A noter, son souci de l'interface homme-machine et surtout l'extension des calculatrices au traitement logique.
Jean Bellec juin 2006

LES MACHINES A CALCULER
par
Louis Couffignal
directeur du Laboratoire de Calcul Mécanique
du Centre National de la Recherche Scientifique

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Avec les machines synchronisées, nous voyons apparaître l'électromécanique parmi les techniques dont le calcul mécanique emprunte les méthodes et, les réalisations. Dés à présent, l'électricité a pénétré au cœur même de la technique des machines à calculer, tant dans la mécanisation des fonctions opératoires que dans l'automatisation des fonctions relatives.

Elle est, en effet le fondement de divers dispositifs de multiplication, les uns restés inachevés, tel celui de Guy, en Angleterre, et, en France, celui de Boutet, dont l'étude a été interrompue par la mort tragique de l'inventeur, d'autres restés appareils de laboratoire, comme l'admirable machine de Torres y Quevedo, d'autres enfin régulièrement construits, telle la multiplieuse Hollerith.

Et c'est aussi l'électrotechnique qui a donné leur pleine puissance aux machines à cartes perforées. Nous n'insisterons pas sur ces machines auxquelles sera consacrée la dernière conférence. Rappelons seulement leur principale caractéristique : à chaque nombre ou groupe de nombres relatifs à une même référence (le base est affectée une carte rectangulaire, où les nombres s'inscrivent sous l'orme de perforations présentant la même disposition que les touches abaissées d'un clavier complet précontrôlé. Les commandes sont inscrites de la même manière. Un mécanisme explorateur met en relation, mécaniquement ou électriquement, les perforations de la carte et les organes auxquels ces perforations sont attribuées. L'inscription et la commande peuvent donc s'effectuer à partir de la carte perforée sans intervention de l'opérateur ; de même, le résultat peut être inscrit sous forme de perforations sur une nouvelle carte par là machine elle-même. Les fonctions d'inscription, de commande et de résultat telles que nous les avons rencontrées dans les machines décrites jusqu'à présent se trouvent donc complètement mécanisées. Elles deviennent ainsi des fonctions opératoires, cependant que les fonctions relatives changent profondément de caractère et se réduisent, exactement, aux fonctions d'alimentation, de mise 'en train et mise en route, et, enfin, d'enlèvement des pièces que comportent toutes les machines-outils automatiques, par exemple, les tours à décolleter.

Ainsi, dans l'exécution des opérations pour lesquelles ces machines sont construites, l'élimination de la pensée humaine est complète.
. D'intéressantes suggestions naissent de cet exemple et de cette remarque, dans le domaine immense et infiniment varié des sciences et des arts qui étudient le comportement de l'homme. Les évoquer seulement dépasserait le cadre de cette causerie. Nous essaierons toutefois, en terminant, d'extrapoler dans l'avenir l'évolution du calcul mécanique et, de prévoir quelles réalisations nouvelles on peut, en attendre, quels espoirs on peut fonder sur lui.

DE LA MACHINE A CALCULER A LA MACHINE A RAISONNER

De plus en plus semblables aux machines-outils dans leurs relations avec l'homme, les machines à calculer soulèvent tout d'abord les problèmes généraux de l'emploi et du travail des machines.
Mais conduire une machine à calculer dans les conditions d'efficacité les meilleures exige des qualités particulières : j'en retiendrai pour preuve suffisante que les femmes y réussissent mieux que les hommes. Mise à part cette remarque depuis longtemps acquise, aucune recherche expérimentale d'ampleur suffisante et d'esprit assez systématique n'a été faite, cependant, pour préciser l'action des machines sur les opératrices qui les conduisent, et les aptitudes nécessaires à ces dernières pour tirer de ces machines le meilleur parti . L'instrument propre à cette recherche la psychotechnique, existe pourtant ; elle a donné, entre les mains de MM. Lahy et Kleingold, et de M. Maës, des résultats pleins de promesses. Il serait important, que de telles études soient reprises et achevées. Ajoutons que les conclusions d'une analyse psychologique approfondie de la conduite des machines à calculer permettrait non seulement de sélectionner rationnellement les opératrices, mais aussi, en ce qui concerne l'automatisation des fonctions relatives, d'orienter les recherches des ingénieurs.
Ainsi, machine et opératrice, parfaitement adaptées l'une à l'autre, comme le sont un cavalier et son cheval, deviendront un ensemble cohérent, équilibré, harmonieux. Néanmoins, le problème des relations de l'homme et des machines n'aura reçu encore qu'une solution de détail.

Jusqu'au milieu du XIXe siècle, la machine à calculer était destinée à soulager le calculateur lui-même dans la partie la plus fastidieuse de sa tâche. Felt et Burrough ont renversé les rôles : désormais la machine calcule, et le calculateur, devenu simple opérateur, la sert. S'étant enrichie de nouveaux mécanismes, la machine à calculer remplace aujourd'hui plusieurs calculateurs à la main ; mais comme elle procède d'une façon toute nouvelle, elle a réagi profondément sur la structure du travail. En conséquence, le haut degré (le perfection auquel les ingénieurs ont porté la technique des mécanismes calculateurs doit se compléter, pour atteindre sa pleine efficacité, par une égalé perfection dans l'art de conduire la machine ; le psychologue peut et doit définir cette perfection et créer la technique de son acquisition : et c'est dès lors sur le mode d'action de l'opérateur que réagit la machine. Le problème des fonctions relatives, à nouveau, se déplace et s'amplifie : il devient le problème des relations des ensembles parfaitement équilibrés que forment opératrices et machines, et des autres opérateurs du bureau de calcul, qui, dans l'esprit de l'évolution que nous venons de dessiner en quelques traits, auront pour mission de servir ces ensembles mécanographiques. Ce problème est, dans toute son ampleur, celui de l'organisation des bureaux de calculs. Après l'ingénieur, après le psychologue, c'est à l'organisateur que se pose le problème du calcul mécanique ; plus exactement, ingénieur, psychologue, organisateur poursuivent sur des plans différents et selon leur propre technique là solution de cet unique problème : choisir, ordonner, commander, contrôler les éléments les plus propres à l'exécution d'un travail de calcul. Sans rapporter des exemples que les prochaines conférences détailleront abondamment, insistons cependant sur cette conclusion, de portée universelle il est généralement illusoire et souvent désastreux de se borner à introduire quelques machines de-ci de-là clans un Service avec l'espoir d'améliorer sensiblement son efficacité : calcul mécanique et calcul manuel, comptabilité mécanique et comptabilité manuelle, diffèrent dans leur essence même : dans l'organisation d'un bureau de calcul, entre les deux, il faut choisir.

Au reste, le champ des opérations mécanisables et non encore mécanisées est d'une ampleur insoupçonnée.

Tout au début de l'arithmétique, avant même les quatre règles, se rencontre déjà une opération à laquelle on n'a guère prêté attention : c'est la figuration même des nombres. La pratique a conduit très naturellement à ne construire de machines à calculer que pour les systèmes de mesures et de numération usuels, notamment le système décimal. Or, ainsi que l'a montré Neper, dès 1618, le système binaire présente nombre d'avantages pour la pratique des calculs, et ces avantages deviennent saisissants en calcul mécanique : l'addition de nombres inscrits simultanément devient instantanée ; il en est de même, par suite, de la multiplication et de la division ; enfin, comme la comparaison mécanique des nombres devient, dans ce système, extrêmement aisée, et que le calcul algébrique consiste, en dernière analyse, à faire progresser parallèlement l'exécution d'opérations arithmétiques appliquées aux modules des nombres, et la comparaison des signes de ces nombres, les machines à calculer fondées sur le système binaire, plus rapides en arithmétique qu'aucune machine décimale, deviennent d'emblée des machines capables de tous les calculs algébriques.

A vrai dire, certaines machines comptables mécanisent déjà une somme algébrique, grâce au mécanisme dit d'overdraft, et les machines à cartes perforées, capables de reconnaître l'égalité ou l'inégalité de certains nombres, sont capables de l'opération de comparaison ; toutefois, les résultats ainsi acquis ne sont que partiels ; ils ne visent d'ailleurs que des buts limités et bien définis.

Une autre machine existe, de puissance limitée, elle aussi, mais très singulière, et dont on n'a pas, à notre connaissance, mis en évidence le vrai caractère et toute la portée : je veux parler du joueur d'échecs de Torres y Quevedo. Cet appareil n'est pas, comme on l'a souvent avancé, un automate, un robot qui copie l'homme, mais au contraire une véritable et très belle machine à calculer ; capable de comparer les coordonnées des pièces mobiles sur un échiquier, elle calcule la position que l'un des joueurs doit donner à ses pièces pour gagner la partie. Et, qui plus est, dès l'instant qu'il joue le premier, l'appareil gagne toujours.

Mais le jeu d'échecs est aussi un problème de géométrie de situation, et des géomètres de talent l'ont souvent étudié comme tel : la machine de Torres résout donc à la fois des problèmes de théorie des nombres, et des problèmes d'analysis situs. Ces problèmes consistent à substituer à une configuration donnée - celle que forment les pièces sur l'échiquier - une configuration nouvelle, déduite de la précédente en respectant certaines règles et dans le dessein précis d'atteindre, après un nombre de substitutions suffisant, une configuration ultime - qui est celle de l'échec et mat. La machine résout'le problème en remplaçant chaque configuration géométrique par une configuration de circuits électriques, qui détermine sa propre transformation, à travers un ensemble de contacts et de coupures qui traduisent les règles du jeu. S'attachant plus particulièrement à cette suite de transformations, on peut dire, par conséquent, que le joueur d'échecs de Torres y Quevedo mécanise une loi de récurrence.

Mais qui donc contraint une configuration de circuits électriques à représenter seulement soit une combinaison de nombres arithmétiques, comme la multiplieuse d'Hollerith, soit une configuration géométrique, comme la machine de Torres ?
 

Poussant jusqu'à l'extrême les conséquences de ces remarques et sans détailler davantage, disons seulement ceci : - et l'exemple qui précède montre suffisamment que ce n'est point un paradoxe. - Un objet, quel qu'il soit, lorsqu'il vient à entrer dans un raisonnement, est remplacé de façon plus ou moins explicite, et même plus ou moins consciente, par sa définition... « Remplacer le défini par la définition », c'est encore à Pascal que l'on doit cette règle. Or, cette définition n'est qu'un ensemble de qualités, un édifice, peut être même seulement un agrégat, d'attributs. Que l'on numérote ces attributs et les règles selon lesquelles ils s'organisent dans l'objet considéré, et l'on a remplacé cet objet par une suite de nombres, que l'on peut à leur tour remplacer, comme Jacquard ou Hollerith, par une suite de perforations dans un papier ; de la sorte, l'attribution d'une qualité à un objet peut toujours se représenter par la présence ou l'absence de courant dans un circuit. Quant au raisonnement qui permet de passer de quelques-uns de ces objets à quelques autres, il s'effectue lui aussi selon des règles préétablies, sinon il ne serait que fantaisie pure ; et ces règles peuvent toujours se résoudre en des contacts ou des coupures de circuits, également préétablies : quand les numéros des attributs sont figurés dans le système binaire, les règles usuelles du raisonnement se réduisent même à des opérations analogues à celles que les trieuses exécutent sur des cartes perforées.

La logique tout entière est donc mécanisable. Elle l'est du moins tant que les objets et les règles du raisonnement sont définis par un nombre limité d'attributs, c'est-à-dire, dans le langage ordinaire, par un nombre limité de mots. Elle consiste alors, si l'on veut, en une sorte de jeu d'échecs dont les pièces, fort diverses, seraient les mots-du langage usuel.

La question délicate est dès lors celle de l'infini. Mais Herbrand, jeune mathématicien d'avenir, trop tôt disparu dans un stupide accident de montagne, a montré, il y a quelque 15 ans, que toutes les notions mathématiques et toutes les règles du raisonnement mathématique peuvent s'exprimer par un nombre fini de mots. Nous avons pu montrer dès lors, à notre tour, que tout l'édifice des théories mathématiques peut être construit par des mécanismes calculateurs. Nous pensons qu'il en est de même de toutes les théories de toutes les sciences. Il faut même reconnaître humblement que la machine à raisonner, comme le joueur d'échecs, n'aurait pas, dans son travail, les défaillances de l'esprit de l'homme.

Que l'on ne nous fasse pas dire, toutefois, que l'intelligence n'est qu'une apparence vaine. Il faut toujours fournir à la machine la matière de la pâte qu'elle pétrit. Ici encore le problème change d'aspect sans que son essence ne soit profondément altérée: de même que l'homme choisit les termes de la somme que calculera l'additionneuse, c'est l'homme encore qui devra choisir les objets qui seront soumis à la machine à raisonner... et ce choix pourra toujours se nuancer de toutes les teintes, de la sottise jusqu'au talent, et du talent jusqu'au génie.
J'ai essayé de retracer en ses traits essentiels l'évolution de ces surprenantes créations de l'ingéniosité humaine que sont les machines à calculer. Souples et capables de se plier aux exigences les plus sévères de leur fonction, elles semblent parfaites ; mais, voilà que, toujours ambitieuses, et fortes des résultats acquis, elles prétendent remplacer l'homme dans des opérations plus subtiles. Ce n'est donc point un tableau définitif et immuable que l'on peut en dresser. De l'inscripteur à stylet de Pascal aux cartes perforées, du « sautoir » de Pascal aux machines logiques de demain, ces machines vivent et progressent de la vie même de l'humanité. Et, sans doute, dans l'invention de Pascal, dont M. Chevalier, la replaçant dans son cadre, a montré à quel point elle porte la marque du génie, on révérera quelque jour l'effort. le plus efficace qu'ait fait l'homme pour comprendre et dominer la nature, la plus éclatante revanche du roseau pensant.