Avant daller plus loin, il me semble indispensable de donner mon point de vue sur la méthode de travail de la SNCF, en particulier appliquée à linformatique.
Pendant une partie importante de ma vie professionnelle, jai travaillé avec ses Ingénieurs et Techniciens et jai apprécié leur méthode de travail, faite de rigueur, de rationalité, de passion discrète, de persévérance dans leffort commun et aussi de rapports amicaux et chaleureux.
Les Cheminots ne sont généralement pas des trotte-menu de linformatique, du genre de ceux que lon rencontre parfois dans les Symposiums, Conventions et autres Espaces de Parole. Ils ne reculent jamais devant les moyens, ratissent large et leur souci est, avant linvention du terme, le Zéro Défaut. La méthode peut apparaître lourde, mais en définitive, elle marche à coup sûr et cest un gain de temps. Pour eux, lordinateur nest ni plus ni moins quun outil quil faut impérativement dominer et faire fonctionner suivant le planning prévu.
Il faut avant tout faire lheure.
Nous avons envisagé dans le chapitre précédent les raisons historiques et objectives qui ont en quelque sorte prédéterminé le choix dun type de machine, laquelle devait être de grandes dimensions pour absorber lensemble des informations de lEntreprise et les traiter.
Cependant, il fallait nécessairement, pour concrétiser pratiquement ce qui ne devait être au départ quune tendance « instruire un dossier en bonne et due forme », en appliquant la méthode SNCF.
Sous lautorité directe du Directeur Général de la SNCF, les Etudes Générales sont chargées, en 1960 :
· des études dordre général et économique
· programmes dinvestissements et planification,
· prix de revient et bilans,
· prévision économique,
· coopération technique internationale,
· problèmes de transport de la région parisienne
· des études dorganisation fonctionnelle
· traitement de linformation
· recherche opérationnelle
La direction des études dutilisation dun EEG est donc confiée à une Commission de Mécanisation regroupant, sous limpulsion et la haute autorité de Roger Hutter , un certain nombre de hauts représentants des Directions intéressées.
17 novembre 1955 Réunion initiale de la Commission
· Lancement des activités dexploration suivant 5 axes de travail :
· Personnel
· Mouvement (des trains)
· Comptabilité
· Gestion des Stocks
· Commercial
· En parallèle, établissement par les Etudes Générales de notes dinformation et animation de conférences de Direction en vue dinformer et de sensibiliser les Fonctionnaires Supérieurs sur les possibilités des nouveaux équipements.
· Il est intéressant, aujourdhui, de noter les titres et dates de ces notes dinformation :
· 1955 - Lordinateur IBM 650 (26 pages)
· 1956 - Lordinateur IBM 705 (35 pages)
· 1957 - Calcul scientifique et programmation (82 pages)
Daprès un article SNCF datant vraisemblablement de 1961, les premiers travaux montrent quun EEG est capable dassurer le traitement centralisé de lensemble des problèmes de gestion administrative, financière et comptable de la SNCF, en mettant en place une organisation nouvelle des circuits dinformation, à 3 niveaux :
· centre locaux, émettant les données,
· centres darrondissement, intermédiaires regroupant et traitant certaines données,
· échelon central doté dun EEG de grande capacité
Un autre article de la SNCF, légèrement postérieur au précédent et datant très certainement de 1962, présente cette approche en termes plus nuancés :
« Lutilisation dun ensemble électronique envisagée dès lorigine, a été la conclusion la plus importante de ces études, avec limplantation de centres mécanographiques légers au niveau des Arrondissements, et le développement des moyens dentrée en chaîne mécanisée au niveau des Etablissements.
Cette profonde transformation de lutilisation des moyens mécanographiques allie donc la centralisation du traitement à la décentralisation des moyens de collecte de linformation vers la source même de cette dernière. »
Arrivés à ce stade des travaux, il devenait indispensable, pour les membres de la Commission, de confirmer par une étude sur le terrain les conclusions théoriques précédentes.
Les premiers EEG étaient apparus aux USA en 1951 avec lUnivac 1 de Sperry Rand Corporation. Les premières études des possibilités des EEG dans les Chemins de Fer ont été effectuées en 1953 par le Chesapeake and Ohio RailRoad.
Il était donc logique dexplorer les réalisations américaines.
Trois objectifs sont définis et répartis en trois groupes:
1 Groupe 1 :
1.1 Etudier les développements techniques des EEG et leur évolution probable dans un proche avenir ;
1.2 Examiner comment les entreprises, et spécialement les réseaux de chemin de fer, envisageaient dutiliser les EEG en vue daméliorer leurs méthodes de gestion ;
2 Groupe 2 : Etudier en détail lutilisation des EEG pour les Applications ferroviaires de types
2.1 Commercial,
2.2 Mouvement,
2.3 Personnel,
3 Groupe 3 : Etudier en détail lutilisation des EEG pour les Applications ferroviaires de types
3.1 Comptabilité,
3.2 Gestion des Stocks,
3.3 Approvisionnement
La mission comprend donc 8 fonctionnaires répartis en 3 groupes et poursuit son investigation aux USA et au Canada en avril/mai 1957.
· La presque totalité des ordinateurs en service ou à létat de projets très avancés, à savoir IBM 704, 705, 709, UNIVAC I et II ainsi que LARC de Sperry Rand Corporation, National 304 de NCR, BIZMAC de RCA, Datatron de Burroughs, Alwac 800 de LOGISTIC RESEARCH, etc. sont étudiés.
· Les grands utilisateurs dEEG, les usines et laboratoires des constructeurs, les centres de calcul divers avaient été visités, soit 62 sites différents et plus de 130 responsables. Les visites avaient et préparées à lavance par lenvoi de questionnaires spécialisés rédigés en anglais..
· Parmi les grands utilisateurs
· 10 réseaux de chemin de fer, dont Canadian Pacific, New York Central, Pensylvania RR, Chesapeake and Ohio,
· 3 compagnies dassurances traitant plus de 40 millions de polices, à savoir Metropolitan Life Insurance, New York Life Insurance, Prudential,
· 2 industries, Sylvania et Westinghouse
· 3 utilisateurs divers, dont le Lab. de Calcul de lUniversité de Harvard.
Dés le retour de la mission, la Commission de Mécanisation :
· voyait confirmées par les conclusions de lenquête les orientations dégagées par les études préalables, conduisant à lutilisation dun EEG de grande dimension pour traiter lensemble des problèmes de gestion de la SNCF
· décidait de lancer une vaste consultation internationale en vue de la commande dun EEG de grande capacité.
Nous sommes en 1957 et les grandes organisations nont pas encore à leur disposition de processus rationnel de sélection dun équipement informatique et nous avons bien compris que la SNCF ne peut se permettre dapproximations, pour une décision aussi importante.
Les questions qui se posent sont multiples :
· Faut-il choisir une machine ayant fait ses preuves, avec des « programmes » clean, mais peut-être déjà périmée ?
· A contrario, faut-il choisir une machine moderne, toute en promesses avec laquelle il faudrait nécessairement essuyer les plâtres ?
· Larchitecture de la machine devait-elle être classique (on peut traduire par IBM) ou novatrice (on peut penser à la simultanéité Bull Gamma 60) , et dans ce dernier cas, ce type darchitecture pouvait-il mener à une impasse ?
· Quelle était la qualité du support du fournisseur ?
· en matière dentretien (traduire maintenance) et dans ce cas intervient la proximité des usines;
· en matière de formation du personnel.
Fidèle à ses principes, la SNCF investit dans la mise au point dune méthode de comparaison et de décision, généralisée 10 années plus tard sous le nom de MIX.
Les résultats du MIX donnèrent la victoire au Gamma 60, vraisemblablement à une courte tête du 705 IBM.
Je cite :
« Finalement, la SNCF porta son choix sur le Gamma 60, encore à létat de projet très avancé, qui offrait des possibilités originales et extrêmement intéressantes. Le principe de simultanéité universelle du Gamma 60 permettait en effet de disposer dorganes périphériques de performances modestes, donc sûrs et peu coûteux. Le fait de pouvoir en multiplier le nombre sans introduire de lenteurs dans le rendement global permettait déconomiser la course aux performances réclamées dans lhypothèse ou lon serait limité en nombre dorganes capables de travailler de front. »
Au delà des arguments qualitatifs développés, comme résultats de la comparaison MIX, les raisons profondes du choix sont encore aujourdhui lobjet de suppositions, hormis un cercle restreint de décideurs.
Cependant, daprès un responsable SNCF de haut niveau récemment interrogé, on peut raisonnablement avancer les hypothèses suivantes :
· UNIVAC a été écarté, malgré la grande qualité technique, parce que nayant en 1958 ni véritable représentation ni support en France. Cest dailleurs un UNIVAC 1108 qui succédera plus tard au Gamma 60, quand Univac pourra fournir un vrai support local.
· IBM na pas été retenu parce quil proposait le 705, une machine relativement obsolète pour lépoque.
De plus, ses commerciaux auraient proposé ce que mon interlocuteur appelle une solution-tiroir; à savoir, IBM définit une première solution informatique qui pourra évoluer dans le temps jusqu'à satisfaction complète du Client, et dIBM. En plus des avantages financiers de cette stratégie de vente, la méthode permet ainsi au Constructeur dacquérir progressivement une connaissance du problème Client quil navait pas forcément au départ et la répercuter vers dautres prospects.
· BULL a été choisi
· pour sa proximité
· pour sa conception résolument moderne de la simultanéité
· et aussi, cote damour complémentaire mais non déterminante, pour le Drapeau.
Le marché fut signé le 4 février 1958
A partir de cette date, et pendant plusieurs années se développa avec la participation des équipes des deux partenaires une aventure industrielle excitante.
Il sagit bien dune aventure, car elle prend la forme dune véritable passion partagée par les deux équipes.
Elle est bien industrielle, puisquelle doit aboutir à des résultats concrets dans un délai déterminé et quà ce titre elle doit avoir nécessairement un déroulement rationnel et organisé.
Je choisirai donc de préférence à aventure industrielle lexpression plus contrastée et plus suggestive de passion rationnelle.
Si on essaie danalyser les raisons pour lesquelles ce phénomène sest produit, il vaut mieux décomposer lanalyse en deux parties, tout dabord le pourquoi de la passion et ensuite lexplication du rationnel.
Cest un enthousiasme commun.
Coté Bull, il faut être vraiment passionné, avec aussi une bonne dose dinconscience, pour développer, à partir dun acquis expérimental très léger, une machine aussi novatrice que le Gamma 60, en y consacrant la majeure partie des ressources de la Compagnie.
On en conclura peut-être que, malgré les conséquences extrêmement positives de cette décision déjà exposées précédemment, il nen demeure pas moins que leffet négatif de cette même décision a précipité la Bull dans la tourmente qui a suivi.
On peut penser aussi, et cest effectivement ce que je pense, quune Direction des Etudes qui na pas dobjectifs ambitieux nest pas une vraie Direction des Etudes, et que sa vocation nest pas dêtre à la fois créatrice et comptable.
Cest peut-être le problème dune Direction Générale que de contrôler financièrement ses pur-sang et darbitrer en permanence entre développement et rentabilité.
Coté SNCF, il faut être intrépide pour préférer à une solution de tout repos, telle que la solution IBM 705, une voie tout de même risquée, une sorte de pari sur une machine qui nexistait que dans les cartons.
Cest un rationnel partagé.
En effet, les descriptions faites précédemment de lesprit et de la méthode Gamma 60 dune part, ainsi que de la méthode SNCF dautre part montrent quil y a une très bonne convergence entre les deux approches.
Cette convergence se révélera féconde et se développera dans le cadre des rapports professionnels étroits qui vont sétablir pendant plusieurs années.
Tant et si bien quil sera difficile, au bout de quelques années de fonctionnement de discerner clairement, dans la méthode de développement des applications SNCF, ce qui est Bull et ce qui est Etudes Générales de la SNCF.
De la même manière, la créativité des équipes de programmeurs SNCF jointe à labsence de Système dExploitation Bull, au départ, fait que lensemble des programmes a une origine mixte, origine qui cependant, dans ce cas, est plus facile à identifier.
Nous venons de présenter les partenaires, de définir leurs méthodes, dessayer de comprendre leur état desprit et leurs motivations, de déterminer les objectifs en jeu.
Maintenant, en fonction de tous ces éléments, nous allons voir ce qui sest passé, à partir de 1958, tout dabord rue Saint-Lazare, ensuite à la gare dAuteuil.
Des efforts particuliers ont été consentis pour implanter le Gamma 60 au bon endroit, lui garantir un fonctionnement dans de remarquables conditions de sécurité, et enfin en faire une vitrine technologique de la SNCF et aussi de la BULL.
Pourquoi la gare dAuteuil ?
· Il sagit dun bâtiment déjà construit, qui permet donc un aménagement plus rapide, plus économique, demandant moins de formalités administratives préalables quun bâtiment entièrement neuf.
· La situation, en bordure dun boulevard extérieur, puis proche du périphérique, permet un accès rapide des données sur cartes perforées et le retour des résultats imprimés, puisque le traitement centralisé suppose à cette époque des circuits physiques de transport dinformation conséquents. De plus, il sagit dune gare SNCF, qui contribuera à écouler le trafic de linformation.
· Enfin, lun des objectifs finals étant un certain prestige de la réalisation, le choix de larrondissement nétait pas sans y contribuer.
Les raisons :
· Lenjeu, pour les Etudes Générales de la SNCF, ainsi que pour la Direction Générale de lEntreprise, est considérable et léchec nest pas permis.
· Un ordinateur de cette dimension est encore une inconnue, quant aux conditions de fonctionnement, pour les utilisateurs de 1960.
· De plus, personne na didées précises sur les qualités de fonctionnement du Gamma 60 en particulier, puisquil nest encore quun projet, à la date de la commande
· Il est donc prudent de se mettre au départ dans les meilleures conditions de fonctionnement.
Aujourdhui, les circuits intégrés fonctionnent pratiquement sans tenir compte de lenvironnement, les puissances requises ayant chuté de façon vertigineuse. La seule précaution prise sur un micro-ordinateur est dincorporer un petit ventilateur qui refroidit le microprocesseur et lalimentation.
Mais en 1960, les transistors, dune fiabilité douteuse à la température, présents en grand nombre dans la machine (puisquil ny a pas encore dintégration), dégagent une grande quantité de chaleur.
Il est donc nécessaire de souffler dans un faux-plancher, au droit de chaque élément de la machine, une importante quantité dair dépoussiéré, à une température et une hygrométrie évoluant à lintérieur de limites étroites.
Lobjectif poursuivi et atteint est donc disoler le Gamma 60 dans un cocon technique :
· le local abritant la machine est isolé de lenveloppe extérieure que constitue le bâtiment dorigine, au plan des vibrations
· la machine se trouve au centre dune vaste cage de Faraday, qui la protège des perturbations électriques éventuelles
· lalimentation électrique a été conçue avec un luxe de précautions
· la fourniture de lénergie est assurée directement par la SNCF, la solution EDF nétant pas considérée comme assez fiable.
· on utilise donc le réseau Haute Tension de la Traction SNCF, avec une sécurité supplémentaire assurée par une alimentation 15.000 volts doublée, et de plus fournie par deux sous-stations SNCF différentes
· transformation du courant 15.000 volts par 3 transformateurs en parallèle dont lun, destiné aux services annexes, pouvait être coupé sans dommage pour le fonctionnement principal du Gamma 60 et du conditionnement dair
· en cas de totale défaillance du secteur, alimentation à partir de 3 groupes Diesel interchangeables dont seulement 2 suffisent à assurer lalimentation du Gamma 60 et du conditionnement dair
· les Groupes Diesel sont maintenus en préchauffage permanent pour obtenir un démarrage instantané.
· toutefois, pour éviter la perte dinformations au niveau du transfert de la coupure éventuelle, relais dalimentation par un système de batteries-tampon permettant une autonomie de 20 minutes, ce qui autorise plusieurs relances successives des Diesels
· enfin, protection contre les microcoupures par groupe moteur-générateur à volant dinertie isolant électriquement le Gamma 60 du secteur
· le conditionnement, suivant la formule « grosses sections et faibles débits », offre dans de bonnes conditions de confort et de sécurité un débit de 1000 m3/minute.
La SNCF consent à dimmenses efforts pour assurer le succès de son informatisation.
Il est donc normal quelle utilise cet investissement dans un but de propagande, laquelle va être particulièrement réussie. Cet effort de propagande se prolongera dailleurs, bien après la période Gamma 60, et se renouvellera en particulier pour lUNIVAC 1108, mais dans un style plus sobre.
Laccès de la salle machine est réservé aux techniciens. Cette salle est brillamment illuminée et isolée acoustiquement par une paroi de verre du circuit des visiteurs, lequel est surélevé par rapport à la salle machine. Cet environnement baigne dans une atmosphère un peu irréelle, parce que privée de lumière naturelle, et accentuée par linclinaison particulière des vitres de séparation, qui rappellent une tour de contrôle daéroport.
Lisolement dans lequel étaient plongés les visiteurs pouvait avoir également des conséquences pratiques intéressantes. Je me souviens de la visite dun Contrôleur Général des Armées, prospect Bull, qui, sans le savoir, a assisté à un tri sur ruban magnétique totalement fictif, les dérouleurs étant en entretien, mais animés dun mouvement alternatif par les bons soins de la Maintenance Bull. Cela se passait en 1961 et à cette époque, même le Général disait « Il faut faire comme si et parfois ça marche ».